Par leurs matériaux bruts et leur fabrication artisanale, les œuvres de Soojin Kang évoquent des accessoires anciens, des objets archaïques (presque chamaniques) qui semblent remonter à la nuit des temps. Le temps, justement, est au centre de son travail artistique. Soojin Kang convie, dans chacune de ses créations, la mémoire collective et la mémoire individuelle en combinant le tissage traditionnel (appris lors de voyages en Islande, au Mexique et en Inde) avec des objets du quotidien. La démarche de l’artiste consiste à insuffler dans ses œuvres, l’idée d’une émotion durable.
Designer de formation, Soojin se tourne vers l’art contemporain en réalisant des œuvres à la lisière du design, de l’artisanat et de la sculpture. Caractérisé par ses formes hybrides à la fois denses et aérées, lourdes et légères, son travail utilise le tissage traditionnel et le nouage comme vocabulaire, vecteur d’histoire et de sagesse.
Dans la série Seating (2013), elle s’empare de la célèbre chaise Thonet qu’elle détourne en la combinant avec un tapis en laine de mouton.
Dans son œuvre mural « The Waves in the Breeze », Soojin Kang immerge dans un enchevêtrement de fils de tissage, des morceaux de bois qui fusionnent en un tableau abstrait aux motifs tribaux.
À travers la pratique de savoir-faire traditionnels et la réutilisation d’objets anciens, les œuvres de Soojin Kang interrogent nos besoins fondamentaux et explorent les thèmes de la mémoire et de la durabilité.
Née à Séoul en Corée du Sud, Soojin Kang vit et travaille à Londres.
Pouvez-vous nous présenter votre travail ?
J’ai étudié la mode et le textile à l’école Central Saint Martins à Londres. Après mon diplôme, j’ai travaillé un certain temps comme styliste et designer d’intérieur. J’ai eu la chance de collaborer avec des designers de différents pays ce qui a constitué pour moi une expérience précieuse. Plus tard, j’ai ressenti le besoin de me consacrer à quelque chose de plus artistique, de créer des choses qui subsistent au-delà des tendances et des modes et qui puissent véhiculer des émotions.
Maintenant, je travaille pour moi et les gens qui me sont importants.
Vous utilisez souvent des meubles dans votre travail. Quel rapport entretenez-vous avec eux ?
Je me suis toujours intéressé aux meubles. Parfois ils me font penser à des personnes humaines avec leur caractère propre et leur rôle. Je ressens pour ceux qui sont usés ou abandonnés une certaine empathie et j’ai envie de leur offrir quelque chose. Je les choisis par coup de cœur, sans raison logique, comme lorsque l’on tombe amoureux.
Le tissage tient une part centrale dans vos créations.
Au départ, j’ai choisi le tissage pour des raisons pratiques. Il me fallait quelque chose d’assez solide pour supporter le poids des meubles. Ensuite mon travail a évolué et le rôle du tissage a dépassé son simple aspect technique. J’avais envie de faire contenir plus de signification dans le tissage lui-même et de pouvoir le travailler plastiquement sans forcément le combiner à un objet.
Avant de commencer une oeuvre, je n’ai pas vraiment de plan. Je fais des esquisses sans vraiment réfléchir à la technique. Si le croquis me plaît, je le réalise quel qu’il soit, même si ça paraît impossible. Il y’a en effet dans le tissage, de nombreuses contraintes inhérentes aux outils et aux matériaux. Pour cette raison je passe beaucoup de temps à tenter de les surmonter, à faire des essais, à me tromper et à chercher des solutions. Finalement je ne pourrais pas réaliser mes œuvres sans ce processus.
Vous avez voyagé dans différents pays pour apprendre les techniques locales.
J’ai commencé à apprendre le tissage toute seule. Comme j’avais déjà fini mes études, j’ai décidé de partir dans les pays qui ont développé une longue tradition du tissage. J’ai reçu une aide de Art Council Korea, et je suis allée en Inde, en Islande et au Mexique pour y apprendre les techniques traditionnelles et expérimenter les différents types de fils.
Bien sûr les différentes techniques ont été façonnées par la culture et l’histoire de chaque pays, pourtant on y retrouve de nombreuses similitudes et des outils identiques comme les cadres à tisser. C’est intéressant que des pays éloignés qui n’avaient aucun moyen de communiquer entre eux il y a milliers années ont finalement développé des techniques qui se ressemblent.
Votre œuvre ‘The Waves in the Breeze’ ressemble à un tableau. Pouvez-vous nous parler de ce travail?
Ce travail a été sélectionné par le Craft Council de Londres et a été exposé en mai 2015 à l’exposition collective à la galerie Saatchi. Pendant 3 mois je suis restée à Kerala en Inde où j’ai vécu et travaillé avec les gens de cette région comme avec ma famille. J’ai gardé pour eux beaucoup d’affection. À l’époque où j’ai fait la demande au Craft Council, j’étais plongée dans la lecture de l’œuvre d’Hermann Hesse qui a beaucoup influencé mon travail. Ses romans décrivent des quêtes spirituelles et s’interrogent sur la place de l’homme sur terre. Le titre provisoire de mon travail était ‘Coming, Going’. J’ai réfléchi d’où nous venons et où nous allons. J’ai essayé de m’exprimer d’une manière contemporaine en utilisant le tissage traditionnel et en utilisant des morceaux de bois.
Votre œuvre Hampi ressemble en revanche plus à une sculpture.
J’ai commencé ‘Hampi’ tout de suite après ‘The Waves in the Breeze’. Hampi est le résultat des sentiments et réflexions que j’ai pu développé pendant le travail précédent. À l’inverse de la tapisserie qui est souvent accrochée au mur, j’ai déplacé cette pièce au milieu d’un espace, puis je l’ai travaillé comme une sculpture. Pour cette pièce, les matériaux se limitent à la soie et aux fils de fer à travers lesquels j’ai essayé de maximiser mes sensations à l’extrême.
Quelles sont vos inspirations
J’aime les artistes Eva Hesse et Magdalena Abakanowicz qui travaillent des sculptures douces, mais qui transmettent un message fort. Elles sont mes modèles. Je suis influencé par les œuvres où la force et la délicatesse coexistent. Pour la littérature, je suis fan de Hermann Hesse. Je suis vraiment touchée par les philosophies et théories qu’il développe, elles sont belles. Surtout je suis vraiment touchée par Demian et Siddhartha.
Notre dernière question, quel est votre rapport à Séoul ?
J’ai beaucoup voyagé dans les différentes villes et j’ai développé une affection pour les aéroports en tant qu’espace. C’est un lieu où nous transitons avant de nous confronter à un nouvel environnement, mais aussi un espace inconnu qui n’appartient à nulle part. Pour moi l’espace qui lui ressemble le plus, c’est le métro. Indifférent aux transformations rapides de la ville de Séoul, le métro continue de circuler et d’accomplir le même travail tous les jours. J’aime notamment la ligne 3 qui traverse le pont Dongho où les voitures et le métro circulent ensemble. J’aime bien regarder cette ville dynamique à travers la structure métallique. Traverser le pont en métro est un moment bref mais spécial.