Disséminés dans l’espace, des amoncellements de fines plaques bleues translucides composent des paysages abstraits aux escarpements circulaires. L’installation ´river of wind’ de l’artiste Kim Yun Soo met en scène 54 empreintes de pied découpées dans du vinyle, chacune répétée/amplifiée puis superposée 60 fois jusqu’à faire émerger des formes en mouvement. Ces ilots translucides évoquent le vent, des rivières, des montagne ou des nuages en fonction dont l’artiste les dispose.
La beauté délicate des œuvres de Kim Soo Yun résulte d’un processus minimal de création fait de répétition. Le geste pourrait sembler mécanique et dénué de toute expressivité, mais relève du rituel proche de la méditation. L’artiste coréenne part toujours d’objets de son entourage, comme les empreintes de pied qu’elle découpe et superpose, telles des couches successives de sédimentation. Ces œuvres révèlent, par amplification et déformation, des présences énigmatiques de mondes invisibles et indéfinis. Reflets de son intériorité, les sculptures de Kim SooYun se déploient et occupent l’espace d’une manière plus flexible qu’un objet solide.
À la fois dépouillé et plein de tension, le travail de Kim Soo Yun instaure le questionnement de la trace et de la représentation de l’intériorité par la matière, développant ainsi un langage nouveau.
Née en 1975, Kim Soo Yun vit et travaille en Corée du Sud.
Interview
Pouvez-vous nous parler de votre travail ?
Yun-soo Kim : Mon travail consiste à représenter dans l’espace ou sur une feuille de papier, des choses fragiles et difficiles à exprimer par le langage parlé. J’aime bien le caractère chinois ‘戀’ qui signifie « mélancolie ». Sa forme ressemble à un tas de mots ligotés comme ceux que l’on garde au fond de soi sans parvenir a les libérer. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout le monde pense de la même manière et voit le monde à travers le même filtre. Dans mon travail, je cherche à aller au-delà des apparences et à m’approcher de l’essence des choses. Cette recherche se concrétise, dans ma démarche par un processus assez lent fait de d’enroulement et de répétition : je pars d’objets que j’enroule dans du carton ondulé, ou d’empreintes que je superpose. Des formes émergent progressivement de la relation entre les objets, les matériaux et la nature. L’ensemble de mon travail procède de cette relation.
Pendant une dizaine d’années, mes réflexions sur le paysage ont pris la forme de désert, de nuages, de vent et d’eau. Ce sont des figures en perpétuelle transformation. Je voulais faire dialoguer la sculpture et la peinture. Depuis plusieurs années je travaille sur ‘les choses invisibles’ qui sont présentes dans les instants étirés.
L’empreinte de pied est un élément particulièrement présent dans votre travail. Quel sens a le pied pour vous ?
Yun-soo Kim : Le pied est le point de rencontre entre l’être humain et la nature. Je pense que l’Homme n’est qu’un maillon d’un organisme plus grand dont font partie la terre, la nature, le ciel… La sagesse de nos ancêtres découlait d’un mode de vie en harmonie avec la nature. Dans la société actuelle, l’intellect a pris le pas sur le rapport à la nature.
Depuis plusieurs années je collectionne les empreintes des pieds que je découpe dans des couches de vinyle de 8mm d’épaisseur puis que je superpose. Par la répétition, ces formes au départ précises et évidentes de pied deviennent progressivement floues jusqu’à disparaître et devenir des paysages. En entassant ces couches une centaine de fois, une couleur bleutée émerge petit à petit. Selon la manière dont je les dispose, ces formes deviennent du vent, une rivière, une montagne ou des nuages. Ces scènes en mouvement apparaissent et disparaissent comme une sorte de motif vivant créé par le pied.
Je m’intéresse à la lumière de la lune, au vent, aux étoiles et aux cycle des marées. Le vent, distraitement, caresse toutes les limites du monde. La lune pousse la vague au bout du chemin et nous fait entendre le bruit de la mer. La nuit nous offre un ciel profond qui fait réapparaître le temps passé et nous rappelle ce que l’on a perdu et ce qui est oublié.
Comment se décide la forme de vos sculptures ?
Yun-soo Kim : Pour moi la relation entre le matériau et l’espace est importante. Je préfère les matériaux fragiles et souples. Le carton ondulé permet un jeux de lumière à travers les sillons de l’ondulation. De plus, son caractère doux et souple est approprié pour envelopper les objets. L’irrégularité de ce matériaux permet de le percevoir différemment en fonction du point de vue. Mes sculptures se déploient et occupent l’espace d’une manière plus flexible qu’un objet solide.
Le vinyle est un matériau translucide qui devient bleuté et profond quand il est superposé. Quand je travaille, je me laisse guider par mes sensations. La forme de mes œuvres se dessine naturellement à mesure de leur fabrication. Petit à petit leur emplacement dans l’espace se précise. Dans les cas d’exposition solo, je mets du temps à chercher l’endroit qui convient le mieux à mon travail. Quand l’espace est décidé en avance, je m’y promène. L’espace influence mon travail dans sa disposition et aussi dans son échelle. Dans tous les cas, l’espace a un rapport important dans mon travail.
Dans votre travail, le bleu est très présent. Quelle signification cette couleur a pour vous ?
Yun-soo Kim : C’est une couleur fugace. Le bleu se reflète dans nos yeux quand on regarde le ciel ou l’eau, mais disparaît quand on s’approche. Même si on tend la main, on ne peut pas le toucher. Si j’imagine une couleur au fond de moi, ce serait le bleu.
Un jour, je regardais dans un journal, la photo d’une toiture dont l’auvent était rempli d’eau. C’était l’année où il y a eu plusieurs catastrophes dues aux inondations. Pourtant l’eau dans la photo dessinait un paysage poétique qui semblait soulager le stress de la vie. Cette photo m’a fait penser à la sérénité de l’eau et de la nature.
Les larmes sont comme une inondation – elles s’accumulent jusqu’au moment ou elles débordent. Comme si toute la tristesse se trouve au fond et devient un paysage calme et serein. Le bleu que j’utilise à travers les différents matériaux – la peinture, la pastel et le colorant, s’appelle ‘Outremer’. Etymologiquement, elle signifie ‘de l’autre côté de la mer’. Ce bleu mystérieux n’est pas simplement une couleur, mais contient la signification ‘d’un espace lointain que l’on ne peut pas atteindre’. La surface de mes dessins peinte avec ce bleu dévoile un espace infini, passant à travers sa surface réelle.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Yun-soo Kim : Mon travail est la matérialisation des sensations vagues que je ressens. Tout ce que je vois, je sens et expérimente reste en moi : une rencontre avec quelqu’un, un paysage que j’ai aperçu, une phrase d’un livre que j’ai lu peuvent approfondir mes pensées.
Le peintre Monet a écrit dans son carnet la phrase ‘tout arrive’. Mon travail consiste à envelopper du regard tous ces moments. Je ne cherche pas loin, mais je suis attentive à tout ce qui m’entoure et ainsi je distingue des choses merveilleuses, des instants que l’on a perdus dans notre mode de vie actuelle.
Quel regard portez-vous sur Séoul ?
Yun-soo Kim : Je suis née et j’ai grandi à Séoul. Bien que Séoul conserve les endroits historiques, je pense qu’ici le temps passe trop rapidement. J’aime beaucoup me promener le long de l’ancien palais. Marcher sur la terre qui a tenu l’hiver et qui va accueillir le printemps. L’abondance des feuilles vertes sur le point de tomber, l’odeur de l’automne qui s’approche. Je me promène aussi sur le chemin qui relie les montagnes Inwang-san, Bukak-san et Nak-san. Dans cette promenade, je n’oublie pas de passer par la vallée Baek-sa-sil près de la porte Changuimun (une des huit portes de la muraille de Séoul qui entouraient la ville sous la dynastie Joseon). Là-bas, j’ai l’impression d’avoir été transporté dans un temps lointain. Je profite du calme de la forêt, du vent, de la tiédeur de la terre et de la lumière de saison. J’aime bien marcher sur la colline à côté où le poète Yun Dong-ju se promenait. Sur ces terres ancestrales, je pense à une vie plus naturelle, pas par la tête, mais avec mes propres pieds.