La société évolue, les mentalités restent. C’est en partant de ce constat que Lee JaeYoung crée la maison d’édition 6699press dans le but de publier ses propres projets et ainsi parler des sujets qui le touchent. Attentif aux mutations sociaux-économiques qui gagnent la Corée du Sud (et le monde en général), il veut faire des livres utiles à la société en donnant la parole aux minorités silencieuses : des immigrés nord-coréens aux homosexuels en passant par les femmes artistes. Au traitement sensationnel des médias traditionnels, il préfère une approche sensible et culturelle. Sa formation de graphiste lui permet en outre d’avoir un contrôle total et une autonomie sur ses productions.
Installé au deuxième étage d’un petit immeuble du quartier de Seongsan-dong de Séoul, Lee JaeYoung imagine, développe et finalise seul des projets qui lui tiennent à cœur.
Comment avez-vous commencé votre maison d’édition 6699Press ?
J’ai créé ma maison d’édition 6699Press en 2012. À cette époque, l’édition indépendante commençait à peine à se développer à Séoul et je réfléchissais sérieusement à ce que je pouvais faire en tant que graphiste. Je ne voulais pas simplement designer et maquetter des livres, mais également réfléchir au contenu.
En master, dans le cadre de mes études, j’ai développé un projet autour du thème de Séoul. Je voulais présenter la ville d’une manière différente de ce que l’on voit d’habitude. J’ai donc décidé de le faire à travers le regard des réfugiés nord-coréens. 70 % d’entre eux habitent Séoul. Je leur ai demandé de dessiner ou de photographier Séoul. Plus le projet avançait, plus je trouvais intéressant de le publier. C’est pour ça que j’ai créé 6699Press. Si ce livre était sorti dans une autre maison d’édition, la couverture aurait été différente, focalisée sur les réfugiés nord-coréens. Je voulais m’éloigner de la vision caricaturale et spectaculaire véhiculée par les médias et les présenter comme des personnes normales avec qui nous partagons la même ville.
Comment avez-vous choisi le nom 6699Press ?
Les chiffres 6699 représentent des guillemets. J’aime les choses qui offrent différentes lectures possibles. La vocation de 6699Press est de faire entendre la voix de ceux qui ont besoin d’être mis en avant dans la société actuelle. C’est pour ça que j’ai choisi des guillemets comme nom de mon édition.
Le premier livre que j’ai édité – sur les nords-coréens – a été imprimé à 1000 exemplaires. Pour une publication indépendante, c’est beaucoup. Malheureusement, il ne s’est pas bien vendu, du coup, j’ai dû les stocker chez mes parents – chez qui j’habitais à l’époque.
J’ai ensuite publié un livre de voyage : « 57 jours à Santiago ». C’est le récit de voyage d’une amie blogueuse qui était partie à Santiago. Comme j’aimai ce qu’elle écrivait, je lui ai proposé de la publier avec 6699Press. Pour ne pas répéter l’erreur du premier livre, je l’ai imprimé cette fois-ci à 300 exemplaires qui se sont écoulés en 1 mois à peine. Le livre était distribué uniquement dans quelques librairies indépendantes. J’étais donc un peu surpris de le vendre si rapidement. Comme il fonctionnait bien, je l’ai fait réimprimer 4 fois de suite. C’est à ce moment que j’ai compris que peu importe le contenu, un livre indépendant peut toujours rencontrer un public assez vaste.
Contrairement à la plupart des livres de voyage, « 57 jours à Santiago » n’a pas de photo sur sa couverture.
La majorité des livres de voyage ont des photos très colorées montrant des scènes romantiques. « 57 jours à Santiago » est un récit dans lequel l’auteure prend conscience qu’elle est actrice de sa vie. C’est donc un texte personnel et introspectif pour lequel j’ai imaginé un design très simple ponctué de petites photos en noir et blanc. Aujourd’hui, ce type de design s’est généralisé, mais à l’époque c’était risqué.
Pouvez-vous nous parler du livre « Les bains publics à Séoul ? »
À Pusan, où j’ai grandi, il y’a beaucoup de bains publics. J’aime y aller depuis que je suis enfant, mais quand je me suis installé à Séoul, inconsciemment, j’ai cessé de les fréquenter. En fait ici, les bains publics sont difficiles à trouver. Ils se sont tous transformés en sauna ou en jjimjilbang, car ça correspond mieux aux besoins actuels. Je me suis alors demandé combien de vrais bains publics subsistent encore à Séoul.
Un jour, lors d’une exposition collective de photo à Séoul, je suis tombé sur le travail du photographe Hyunsung Park. J’ai été attiré par sa présentation qui disait : « Avant de disparaitre et tomber dans l’oubli, je voudrais le photographier en le regardant complètement. » Quand j’ai lu cette phrase, j’ai su que je voulais travailler avec lui. En fait il était plus jeune que ce que je pensais. Il avait 25 ans. J’ai donc hésité à lui proposer de travailler sur le sujet des bains publics, car je craignais qu’il ne comprenne pas complètement ces lieux anciens. Mais j’ai finalement décidé de travailler avec lui.
Quand j’ai commencé à visiter les bains publics, je trouvais plus intéressant de me concentrer sur les personnes qui les fréquentent que sur leur architecture. Je souhaitais archiver les bains publics comme un lieu de vie en train de disparaitre à Séoul.
J’ai réduit ma recherche aux bains publics de plus de 30 ans. J’en ai trouvé une centaine à Séoul. Puis en faisant des recherches détaillées sur internet, j’ai vu que la plupart étaient devenues soit des hôtels, des saunas ou des magasins. Au final il n’en restait qu’une cinquantaine.
Le plus difficile dans ce projet était que les propriétaires de ces lieux acceptent que l’on vienne les photographier. Au départ, je faisais la demande par téléphone, mais tous refusaient, alors je suis allé leur rendre visite un par un pour leur demander. Finalement, 10 bains publics ont accepté.
Je me suis beaucoup investi pour ce projet et le résultat est au-delà de mes espérances. Une fois le livre imprimé, j’ai refait le tour de ces bains publics pour le leur offrir, mais entretemps, deux d’entre eux avaient fermé leurs portes, notamment celui dont la photo illustre la couverture. J’étais vraiment triste. Alors je me suis dit que ce livre est devenu un objet mélancolique.
Avez-vous d’autres projets de livre photographique ?
L’autre jour, j’ai lu un article qui disait que de plus en plus de parcs disparaissent à Séoul, pour être remplacés par des bâtiments.
Alors je me suis dit que peut-être je ferais un livre de photo pour archiver les parcs de Séoul.
Parmi vos publications, lesquels préférez-vous ?
Chaque livre m’est précieux et contient une part de moi, donc c’est difficile à choisir. Mais je peux en citer deux qui ont fait connaitre la maison d’éditon 6699Press.
Il y’a le livre « Corée, Femmes, 11 designers » que j’ai fait juste avant le scandale du sexisme qui a frappé le monde de l’art en Corée. Donc ce livre a profité malgré lui de l’actualité. Ce livre commence par un dialogue entre deux graphistes sur la question ‘qu’est-ce que travailler en tant que graphiste-femme en Corée’, dans un contexte dominé par les hommes. La caractéristique de ce livre est qu’il n’y a aucun portfolio. Je voulais juste me concentrer sur leurs points de vue et leurs histoires.
Le deuxième livre est « Six ». C’est un livre qui donne la parole aux homosexuels qui ont fait coming out et à leurs amis hétérosexuels. Chacun raconte son point de vue. Les témoignages sont sincères et touchants. Pour ce livre, j’ai reçu beaucoup de retours positifs de personnes qui m’ont dit que ce livre avait changé leur regard sur les homosexuels. Avec ce projet, j’ai appris qu’un livre est un support qui permet de communiquer avec les gens.
Quelle est le plus difficile quand on tient une maison d’édition tout seul ?
C’est de maîtriser l’ensemble du processus : choisir le sujet, faire le design, l’imprimer, le distribuer. Je dois rester concentré et vigilant pendant tout le processus. Mais bon, cela ne me dérange pas, car c’est ce que j’ai voulu. C’est même une chance. La question que je me pose, c’est jusqu’à quand je pourrais continuer comme ça d’un point de vue du financier et de l’énergie.
En tant que graphiste, quelle est votre ligne directrice ?
Transmettre un message de manière simple. J’aime bien travailler de manière instantanée, mais j’aime surtout simplifier le sens des choses et l’intégrer discrètement dans le livre plutôt que de tout raconter sur la couverture.
Quel regard portez-vous sur Séoul ?
C’est une ville où la diversité coexiste mais où l’on doit se battre pour la faire accepter. J’aime bien le quartier où j’habite, Sungsan-dong. Comme il est proche de tous les quartiers commerçants comme Hongdae, Mangzon, Yeonam, on dit que les commerces dans ce quartier ne fonctionnent pas. Malgré tout j’aime ce quartier, car on y trouve beaucoup de vieux magasins, de bonnes boulangeries et des restaurants délicieux. On sent qu’il y a des gens qui aiment ce quartier depuis longtemps. Sinon ces vieux commerces ne pourraient pas survivre. Simple pas trop dynamique, mais vivant.