Le 27 juillet 1953, l’armistice qui marque la fin de trois années de combats entre les deux Corées prévoit que les deux adversaires reculent de deux kilomètres par rapport à la ligne de front. Cette bande de terre qui traverse la péninsule sur 248 km de long et 4 km de large, constitue la DMZ, la frontière la plus lourdement armée du monde. La guerre s’étant achevé par un cessez-le-feu plutôt qu’un veritable traité de paix, la Corée reste sous la menace permanente de la paranoïa politique qui bouillonne de chaque côté de la ligne.
Derniers résidus de la Guerre froide, la DMZ est un espace hétérotopique qui polarise l’attention internationale et nourrit les imaginaires collectifs. Infranchissable, elle marque une scission nette à la fois idéologique, psychologique et politique de la péninsule, mais aussi une déchirure émotionnelle profonde. Chacun des 2 camps semble être devenu l’uchronie de l’autre, la frontière jouant le rôle de miroir déformant : alors que le sud a connu un développement économique fulgurant, le nord semble s’être figé dans le temps en suivant une réalité parallèle.
Interdite à l’homme depuis plus de 70 ans, la DMZ est devenue un paradis écologique où de nombreuses espèces animales et végétales ont pu s’épanouir librement.
Negotiating borders
Lancé en 2012, Real DMZ project est né de la volonté de la commissaire d’expo Sunjung Kim d’engager une réflexion sur la division de la Corée, la complexité de la zone démilitarisée et son impact sur la vie des Coréens modernes. En dépit de son emplacement géographique centrale et son rôle majeur dans l’histoire de la Corée moderne, la DMZ reste un mystère pour la plupart des Coréens. Ces 60 dernières années, la Corée du Sud a connu un développement économique et industriel fulgurant, mais a laissé les traumatismes causés par la guerre et la division s’enraciner profondément dans la société et hanter de manière invisible la vie quotidienne et la culture des coréens.
Imaginé comme un laboratoire de recherche, d’échange et de création, le projet invite des artistes de tout horizon (coréens et internationaux) à mener des recherches et à produire des œuvres autour du thème de la DMZ. Des ateliers et des conférences en sciences humaines et sociales ont également été organisés pour ouvrir les discussions et amorcer des pistes de solution sur l’avenir de la zone démilitarisée. Le but était d’offrir une multitude d’approches, de perceptions, de sensibilités et d’interprétations à propos de la DMZ.
De 2012 à 2015, des expositions au cœur de l’aire de contrôle civil – zone tampon d’une dizaine de kilomètres qui s’étend tout au long de la ligne de démarcation – ainsi que le long du circuit touristique de sécurité de Cheorwon ont été organisé. Village situé juste au sud de la frontière, Cheorwon fut pendant la guerre un terrain de combat intense.
En 2014, une résidence d’artistes a été organisée à Yangji-ri – un ancien village de propagande créé par le gouvernement sud-coréen dans les années 1970 – afin d’offrir aux artistes et aux chercheurs la possibilité de vivre et de travailler au plus près de la frontière et de se confronter plus directement aux réalités de la partition de la Corée.
En 2015, l’exposition a commencé à circuler à l’international, d’abord en Pennsylvanie, puis au Danemark en 2018 et en Angleterre en 2019 sous le nom de « Negotiating Borders ».
In Between, l’exposition à la Fondation Fiminco
Source : Fondation Fiminco
Du 12 septembre au 31 octobre 2020, la france accueille pour la première fois « Negotiating borders ». L’exposition est déclinée en deux lieux, au Centre Culturel Coréen à Paris et à la Fondation Fiminco à Romainville. Les artistes exposés au Centre Culturel Coréen offrent leur vision imaginaire de la Corée en temps de paix, ainsi que leurs réflexions sur la nature de cette zone désertée par l’Homme tandis que les oeuvres présentées à la Fondation Fiminco donnent à voir la manière dont une réalité a été construite de toute pièce afin de maintenir le statu quo.
Imaginé comme un espace de questionnement, l’exposition s’interroge sur la réconciliation entre les deux Corées du point de vue régional et universel.
La première partie de l’exposition présente les oeuvres du photographe Suntag Noh, qui rappelle combien les deux Corées sont les reflets l’une de l’autre, qu’il s’agisse des spectacles de masse ou des actions de propagande de tracts aériens.
L’installation immersive de Jane Jin Kaisen juxtapose des photographies de la Corée du Nord, prises par l’artiste en 2015, avec les photographies documentaires en noir et blanc de la journaliste danoise Kate Fleron sur le même thème, datant de 1951, mettant ainsi les deux époques en perspective. La lumière rouge qui emplit l’espace fait référence au communisme ainsi qu’à l’époque de la guerre froide. Elle force le visiteur à dépasser la réalité de la Corée divisée, souvent vue à travers le prisme de l’ancienne idéologie.
L’artiste Chan-Kyong Park propose au public de comparer les représentations que la Corée du Nord et la Corée du Sud se font l’une de l’autre, à travers une projection de 160 photographies de décors de films prises en trois lieux différents : des décors représentant des bâtiments et des rues de Séoul au Korean Film Studio en Corée du Nord ; des décors utilisés pour simuler des combats de rue dans les bases de l’armée sud-coréenne ; des décors de cinéma pour le film sud-coréen Joint Security Area qui reproduisent l’ancien village de Panmunjom.
Le parcours de l’exposition se poursuit avec l’oeuvre de Seung Woo Back, qui se compose d’une série de photographies prises par l’artiste en 2001 en Corée du Nord. En apparence banales, ces images révèlent des détails qui ont échappé à l’attention de l’artiste et invitent le spectateur à s’interroger sur la frontière entre vérité et illusion, réalité et représentation.
Kyungah Ham met en scène les voitures qui regagnent la Corée du Sud depuis la région industrielle de Kaeseong, zone économique sud-coréenne libre située en Corée du Nord, après sa fermeture pour des raisons politiques. Les voitures recouvertes de bagages, qui rentrent sans aucune promesse de retour, confrontent le visiteur au risque de guerre qui s’immisce jusque dans la vie quotidienne.
La série de photographies de Joongho Yum illustre la vie de civils et de soldats dans la région : l’artiste a capturé des scènes en apparence banales mais néanmoins inhabituelles et étranges qui échappent souvent au regard du spectateur.
Les photographies de Heinkuhn Oh attirent l’attention sur les visages des soldats, marqués par l’anxiété et les traumatismes collectifs, s’affranchissant ainsi des représentations stéréotypées des soldats associées à la masculinité, à la force et à l’héroïsme.
Soyoung Chung intègre à sa sculpture des filets de camouflage qui font partie intégrante du paysage de la DMZ. Utilisés par les agriculteurs pour protéger leurs plantations du soleil, ces filets permettent également aux soldats de se mettre à couvert. Conçue comme un poste de garde, l’oeuvre crée des jeux d’ombre et de lumière, symbolisant la manière dont elles coexistent dans l’espace-temps.
Hayoun Kwon retranscrit avec une oeuvre vidéo le témoignage d’un ancien soldat de la Corée du Sud, Kim. À la manière d’un conte, il nous donne accès à la DMZ en nous plongeant au coeur de ses souvenirs personnels. Le spectateur progresse et découvre ce lieu en vue subjective en même temps qu’il entend le récit de Kim en voix off. L’oeuvre de Hayoun Kwon dialogue avec une sculpture de Alain Declercq qui prend place dans la nef monumentale. Sur le modèle d’une table d’état-major, Alain Declercq donne à voir le plan en relief de la zone frontalière entre la Corée du Nord et la Corée du Sud où est situé́ le parc de Imjin gak, lieu de mémoire emblématique de la guerre de Corée.